Introduction à la détection des opérations suspectes

Contexte légal

  • La loi du 18 septembre 2017 impose aux comptables l'obligation de détecter et d'analyser les opérations atypiques
  • Cette obligation constitue un élément clé du dispositif préventif anti-blanchiment
  • L'article 45 précise l'obligation d'analyse et de documentation

Enjeux pour les comptables

  • Position privilégiée pour détecter des opérations inhabituelles
  • Accès aux documents comptables et financiers
  • Connaissance des activités normales du client
  • Risques professionnels en cas de manquement

Objectifs du module

  • Comprendre ce qu'est une opération atypique
  • Identifier les principaux indicateurs d'alerte
  • Maîtriser le processus d'analyse
  • Savoir documenter l'analyse effectuée
  • Prendre une décision motivée

Définition d'une opération atypique

Selon l'article 35, §1er, 1° de la loi du 18 septembre 2017, une opération atypique est :

"Une opération qui n'est pas cohérente par rapport aux caractéristiques du client, à l'objet et à la nature de la relation d'affaires ou de l'opération concernée, ou au profil de risque du client et qui, de ce fait, est susceptible d'être liée au blanchiment de capitaux ou au financement du terrorisme."

Caractéristiques d'une opération atypique

  • Absence de cohérence économique ou juridique
  • Opération inhabituelle sans justification raisonnable
  • Complexité anormale par rapport à l'activité du client
  • Montants anormalement élevés
  • Schémas inhabituels

Ce qui n'est pas nécessairement une opération atypique

  • Opération complexe mais avec justification économique
  • Montant important mais cohérent avec l'activité
  • Opération inhabituelle mais justifiée et documentée
  • Irrégularité administrative mineure

Point d'attention important

La détection d'une opération atypique n'implique pas automatiquement une déclaration à la CTIF. Elle nécessite une analyse approfondie préalable pour déterminer si l'opération est susceptible d'être liée au blanchiment de capitaux ou au financement du terrorisme.

Catégories d'indicateurs d'alerte (red flags)

Les indicateurs d'alerte sont des signaux qui doivent attirer l'attention du comptable et déclencher une vigilance accrue. Ils sont regroupés en 5 catégories principales :

Comportement du client

  • Réticence à fournir des informations
  • Nervosité inhabituelle
  • Changements fréquents de comptables
  • Connaissances limitées de son activité
  • Demandes de confidentialité excessive

Transactions

  • Opérations en espèces importantes
  • Transactions sans logique économique
  • Fractionnement des opérations
  • Montants ronds
  • Écarts prix/valeur de marché

Structure d'entreprise

  • Structures complexes injustifiées
  • Sociétés écrans
  • Bénéficiaires effectifs opaques
  • Mandataires multiples
  • Restructurations fréquentes

Secteur d'activité

  • Secteurs à risque élevé
  • Changements d'activité inexpliqués
  • Incohérence activité/chiffre d'affaires
  • Profitabilité anormale

Zones géographiques

  • Transactions avec des pays à haut risque (liste GAFI)
  • Transactions avec des paradis fiscaux sans justification
  • Opérations impliquant des pays sous embargo
  • Opérations avec des pays sans lien avec l'activité du client

Important :

Un indicateur isolé n'est généralement pas suffisant pour conclure au caractère suspect d'une opération. C'est souvent la combinaison de plusieurs indicateurs qui doit éveiller les soupçons et déclencher une analyse approfondie.

Indicateurs liés au comportement du client

1 Communication avec le comptable

  • Réticence à fournir des informations : Le client hésite ou refuse de fournir des documents d'identification ou des justificatifs de transactions.
  • Documentation insuffisante : Documentation incomplète, ambiguë ou contradictoire fournie pour justifier des opérations.
  • Explications incohérentes : Le client change fréquemment de version concernant ses activités ou transactions.
  • Délégation inhabituelle : Recours systématique à un intermédiaire pour traiter avec le comptable sans raison apparente.

2 Relation d'affaires

  • Changements fréquents de professionnels : Client qui a changé plusieurs fois de comptable, d'avocat ou de banque sur une courte période.
  • Demandes inhabituelles : Demandes de confidentialité excessive ou de dérogations aux procédures normales.
  • Indifférence aux coûts : Client peu sensible aux honoraires, frais ou pénalités.
  • Urgence injustifiée : Pression constante pour réaliser des opérations en urgence sans motif raisonnable.

3 Profil du client

  • Connaissance limitée : Client qui montre une connaissance limitée de son secteur d'activité ou de ses propres affaires.
  • Mode de vie incohérent : Train de vie manifestement incompatible avec les revenus déclarés ou l'activité connue.
  • Antécédents douteux : Mentions négatives dans la presse ou rumeurs concernant des activités douteuses.
  • Fonds d'origine inexpliquée : Impossibilité d'expliquer clairement l'origine des fonds investis dans l'entreprise.

Exemple concret

Un nouveau client dirige une petite entreprise de commerce de détail. Il reste vague sur l'origine de ses fonds propres importants, change fréquemment de version quand on l'interroge et insiste pour réaliser rapidement plusieurs investissements immobiliers sans se soucier de leur rentabilité. Il a changé trois fois de comptable en deux ans et refuse de fournir ses anciens dossiers comptables.

Indicateurs d'alerte combinés :

  • Réticence à fournir des informations
  • Explications incohérentes
  • Changements fréquents de professionnels
  • Indifférence aux aspects économiques
  • Origine inexpliquée des fonds

Indicateurs liés aux transactions

1 Nature des transactions

  • Opérations en espèces : Transactions importantes en espèces sans justification liée à l'activité.
  • Transactions sans logique économique : Opérations commerciales à perte évidente ou sans rapport avec l'activité déclarée.
  • Achats/ventes à prix anormal : Transactions immobilières ou commerciales à des prix significativement éloignés du marché.
  • Schtroumpfage : Fractionnement d'une grande transaction en multiples petites opérations pour éviter les seuils de détection.

2 Caractéristiques des opérations

  • Montants ronds : Transactions systématiquement effectuées pour des montants ronds (10.000€, 50.000€, etc.).
  • Opérations miroir : Achats suivis rapidement de reventes des mêmes biens sans justification.
  • Facturations inhabituelles : Surfacturations, sous-facturations ou facturations pour des prestations floues ou difficilement vérifiables.
  • Circulation circulaire des fonds : Montants qui reviennent à l'expéditeur après avoir transité par plusieurs comptes.

3 Parties impliquées

  • Tiers non identifiés : Opérations impliquant des tiers dont l'identité ou le rôle n'est pas clairement établi.
  • Intermédiaires injustifiés : Recours à des intermédiaires multiples sans nécessité apparente.
  • Prête-noms : Utilisation de personnes servant de façade pour les opérations réelles.
  • Lien avec des PPE : Transactions impliquant directement ou indirectement des personnes politiquement exposées.

Exemples concrets

Une société de commerce importe des marchandises à un prix très supérieur au marché (surfacturation), puis les vend à perte à des sociétés liées. Les paiements sont systématiquement fractionnés en montants inférieurs à 10.000€.

Une entreprise reçoit d'importantes sommes d'argent pour des "prestations de conseil" mal définies et difficilement vérifiables, en provenance de sociétés établies dans des juridictions à risque, puis transfère immédiatement ces sommes vers d'autres comptes.

Éléments d'analyse :

La détection de ces indicateurs doit conduire à une analyse approfondie de la cohérence économique des opérations et de la documentation disponible pour les justifier.

Processus d'analyse des opérations atypiques

L'analyse des opérations atypiques suit un processus cyclique comprenant plusieurs étapes clés, qui doivent être documentées de manière précise :

1. Détection
Repérer les opérations atypiques via les indicateurs d'alerte
2. Analyse approfondie
Examiner la justification économique et la documentation
3. Documentation
Établir un rapport écrit de l'analyse effectuée
4. Décision
Classement ou déclaration à la CTIF
5. Vigilance continue
Maintenir une attention particulière sur les relations d'affaires

Étapes clés de l'analyse

  1. Recueillir des informations supplémentaires auprès du client ou d'autres sources
  2. Vérifier la cohérence économique de l'opération avec le profil du client
  3. Examiner la documentation justificative disponible
  4. Consulter des sources d'information externes si nécessaire
  5. Évaluer la plausibilité des explications fournies
  6. Déterminer si l'opération peut être raisonnablement justifiée

Rôle de l'AMLCO

  • Superviser le processus d'analyse
  • Fournir un avis expert sur les cas complexes
  • Valider la décision finale (classement ou déclaration)
  • S'assurer de la qualité de la documentation
  • Veiller au respect des délais d'analyse
  • Établir les déclarations à la CTIF le cas échéant

Important :

L'analyse doit être réalisée avec objectivité, en évitant tout préjugé. Une opération n'est pas suspecte du simple fait qu'elle est atypique - elle doit présenter des indices de blanchiment après analyse approfondie.

Documentation de l'analyse (rapport écrit)

L'article 45, §2 de la loi du 18 septembre 2017 exige :

"Les entités assujetties rédigent un rapport écrit sur l'analyse des opérations atypiques [...]. Ce rapport est rédigé sous la responsabilité des personnes visées à l'article 9, §2."

Contenu du rapport écrit

  • Identification complète du client et de l'opération concernée
  • Description détaillée de l'opération atypique et des circonstances
  • Indicateurs d'alerte qui ont déclenché l'analyse
  • Démarches entreprises pour analyser l'opération
  • Informations recueillies et leur source
  • Raisonnement qui a conduit à la conclusion
  • Décision finale (classement ou déclaration à la CTIF)
  • Identité et fonction de l'auteur du rapport
  • Date et signature

Bonnes pratiques

  • Objectivité : Présenter les faits de manière neutre et objective
  • Précision : Éviter les généralités, être factuel et précis
  • Exhaustivité : Inclure toutes les démarches, même celles qui n'ont pas abouti
  • Chronologie : Dater chaque étape de l'analyse
  • Documentation : Joindre ou référencer les documents pertinents
  • Clarté : Structurer le rapport de manière logique
  • Motivation : Justifier clairement la décision finale

Conservation :

Le rapport et les documents justificatifs doivent être conservés pendant 10 ans à compter de la fin de la relation d'affaires avec le client ou de la date de l'opération occasionnelle.

Exemple de structure de rapport

  1. Informations d'identification (client, opération, référence interne)
  2. Description détaillée de l'opération atypique
  3. Indicateurs d'alerte identifiés
  4. Mesures d'analyse entreprises
  5. Explications obtenues et vérifications effectuées
  6. Analyse et évaluation de la plausibilité
  7. Conclusion et décision motivée
  8. Annexes (documents justificatifs)
  9. Identification de l'auteur, date et signature

Exemples concrets d'opérations atypiques

Exemple 1: Secteur immobilier

Situation : Une SRL récemment créée achète plusieurs biens immobiliers à des prix très supérieurs au marché sans financement bancaire identifiable.

Indicateurs d'alerte :

  • Société récente avec activité importante
  • Prix d'acquisition significativement supérieurs au marché
  • Absence de financement bancaire
  • Origine des fonds peu claire

Analyse à effectuer :

  • Vérifier l'origine des fonds utilisés
  • Demander des justificatifs sur les prix d'acquisition
  • Examiner le profil des vendeurs
  • Comparer avec les évaluations du marché

Exemple 2: Facturation fictive

Situation : Une entreprise reçoit et paie régulièrement des factures importantes pour des "services de conseil" vagues, provenant de sociétés établies dans des juridictions à fiscalité privilégiée.

Indicateurs d'alerte :

  • Services décrits de manière imprécise
  • Montants significatifs sans justification détaillée
  • Sociétés établies dans des juridictions à risque
  • Absence de trace tangible des services rendus

Analyse à effectuer :

  • Demander des détails précis sur les services
  • Vérifier l'existence réelle des prestataires
  • Examiner les livrables concrets des prestations
  • Évaluer la cohérence avec l'activité de l'entreprise

Exemple 3: Opérations commerciales complexes

Situation : Une société belge importe des marchandises à prix élevé puis les revend rapidement à perte à des entreprises liées, avec de nombreux intermédiaires dans le processus.

Indicateurs d'alerte :

  • Transactions commerciales à perte évidente
  • Multiplicité d'intermédiaires sans justification
  • Liens entre les différentes parties
  • Absence de logique économique

Analyse à effectuer :

  • Analyser les flux financiers complets
  • Identifier tous les bénéficiaires réels
  • Vérifier les prix du marché pour ces marchandises
  • Examiner la raison d'être des intermédiaires

Exemple 4: Mouvements de fonds suspects

Situation : Un client reçoit de multiples virements fractionnés sur son compte professionnel, suivis de retraits en espèces importants, sans lien apparent avec son activité déclarée.

Indicateurs d'alerte :

  • Fractionnement des versements (schtroumpfage)
  • Retraits importants en espèces
  • Incohérence avec l'activité déclarée
  • Absence de facturation correspondante

Analyse à effectuer :

  • Demander des explications au client
  • Vérifier l'identité des donneurs d'ordre
  • Examiner la justification économique des flux
  • Demander les factures correspondantes

Point important :

Dans tous les cas, il est essentiel de documenter l'ensemble du processus d'analyse de manière détaillée, en précisant les questions posées, les réponses obtenues, les documents examinés et le raisonnement qui a conduit à la conclusion.