Études de Cas sur les Opérations Atypiques

Guide pratique pour les comptables belges dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d'argent

Conforme à la loi du 18 septembre 2017 relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme

Introduction

Ce recueil présente quatre études de cas d'opérations atypiques que les comptables belges pourraient rencontrer dans leur pratique professionnelle. Chaque cas illustre des indicateurs d'alerte (red flags) spécifiques et propose une méthodologie d'analyse conforme aux exigences de la loi anti-blanchiment.

Pour chaque cas, vous trouverez :

Ces études de cas sont conçues comme des outils pédagogiques pour aider les comptables à affiner leur capacité à détecter et analyser les opérations potentiellement liées au blanchiment d'argent ou au financement du terrorisme.

Cas 1: Acquisition immobilière rapide et revente à perte

Secteur: Immobilier

Contexte

La société ABC, cliente de votre cabinet depuis 18 mois, est active dans le commerce de détail. Son gérant, M. Dupont, vous informe que la société va acquérir un bien immobilier commercial pour un montant de 850.000 €. La transaction sera financée en partie par un apport personnel de 300.000 € et par un prêt bancaire de 550.000 €. L'origine déclarée des fonds propres est une "économie personnelle" du gérant.

Quatre mois après l'acquisition, M. Dupont vous informe que le bien sera finalement revendu rapidement pour 750.000 € à une société XYZ, établie dans un pays voisin. La raison invoquée est un changement de stratégie commerciale. Il vous demande de préparer les écritures comptables relatives à cette revente.

Indicateurs d'alerte

Analyse à réaliser

  1. Vérifier l'historique financier du client :
    • Examiner les mouvements de trésorerie des mois précédant l'acquisition
    • Vérifier la cohérence entre le chiffre d'affaires déclaré et la capacité d'épargne du gérant
  2. Documenter l'origine des fonds :
    • Demander des justificatifs de l'origine des 300.000 € (relevés bancaires, déclarations fiscales)
    • Vérifier si ces fonds correspondent à une capacité d'épargne réaliste du gérant
  3. Analyser la cohérence de l'opération :
    • Comparer le prix d'achat et de revente avec les valeurs du marché immobilier local
    • Rechercher des liens éventuels entre la société ABC et l'acheteuse XYZ
  4. Examiner la société acheteuse :
    • Recueillir des informations sur la société XYZ (registre du commerce, bénéficiaires effectifs)
    • Vérifier si le pays où est établie cette société présente des risques particuliers
  5. Questionner le client :
    • Demander des explications détaillées sur les raisons de la revente à perte
    • Solliciter des informations sur la manière dont le contact avec l'acheteur a été établi

Conclusions

Après analyse, plusieurs scénarios sont possibles :

Note importante : Dans tous les cas, conformément à l'article 45 de la loi, un rapport écrit doit être établi, documentant l'analyse effectuée et les conclusions tirées. Ce rapport doit être conservé pendant 10 ans.

Cas 2: Schéma de facturation suspecte

Secteur: Services de conseil

Contexte

La société DEF Consulting, cliente de votre cabinet depuis 3 ans, est spécialisée dans le conseil informatique. Durant votre analyse trimestrielle des comptes, vous remarquez l'apparition récente de factures importantes pour des "prestations de conseil stratégique" provenant d'une société étrangère nommée Global Advisory Ltd, établie dans un territoire à fiscalité privilégiée.

Ces factures représentent environ 35% du chiffre d'affaires trimestriel de DEF Consulting. Les descriptions des prestations sont vagues et génériques ("services de conseil stratégique", "assistance au développement commercial"). Les montants sont constants (45.000 € par mois) et les paiements sont demandés sur un compte bancaire dans un pays différent de celui où Global Advisory Ltd est établie.

Lors de votre demande de précisions, le dirigeant de DEF Consulting vous fournit un contrat-cadre de 2 pages et affirme que ces services sont essentiels au développement international de l'entreprise.

Indicateurs d'alerte

Analyse à réaliser

  1. Vérifier la substance économique des prestations :
    • Demander des livrables concrets attestant de la réalité des prestations (rapports, présentations, emails)
    • Solliciter un descriptif détaillé des services rendus pour chaque facture
  2. Rechercher des informations sur Global Advisory Ltd :
    • Vérifier l'existence légale de l'entreprise (registre du commerce)
    • Identifier les bénéficiaires effectifs pour détecter d'éventuels liens avec DEF Consulting
    • Examiner la présence réelle de l'entreprise (site web, bureaux, employés)
  3. Analyser la cohérence économique :
    • Évaluer si les montants correspondent à des tarifs de marché pour ce type de services
    • Vérifier si DEF Consulting dispose de capacités financières pour ces dépenses importantes
  4. Examiner le circuit financier :
    • Analyser les flux financiers associés à ces paiements
    • Vérifier le statut des pays impliqués (listes GAFI, UE des paradis fiscaux)
  5. Interroger le client de manière approfondie :
    • Demander les modalités de sélection de ce prestataire
    • Solliciter des précisions sur les retombées commerciales concrètes de ces prestations
    • Questionner sur les personnes physiques intervenant pour Global Advisory Ltd

Conclusions

En fonction des résultats de l'analyse, plusieurs conclusions peuvent être tirées :

Attention : La facturation fictive peut être utilisée pour :

Ces trois hypothèses relèvent des infractions sous-jacentes au blanchiment et justifient une déclaration à la CTIF en cas de soupçon fondé.

Cas 3: Structures de détention complexes et opacité des bénéficiaires effectifs

Secteur: Investissement

Contexte

Un nouveau client, la société belge GHI Investments SA, sollicite votre cabinet pour la tenue de sa comptabilité. Cette société a été constituée récemment avec un capital social de 1 million d'euros. L'objet social est l'acquisition et la gestion de participations dans des entreprises belges du secteur technologique.

L'actionnariat de GHI Investments se compose comme suit :

Lors de votre demande d'identification des bénéficiaires effectifs, M. Bernard vous explique que Horizon Holding est elle-même détenue par une fondation de droit du Liechtenstein, et que Strategic Ventures appartient à un trust établi aux Îles Caïmans. Il vous fournit des documents juridiques complexes mais ne peut identifier clairement les personnes physiques qui contrôlent in fine la structure.

Par ailleurs, vous constatez que dès sa constitution, GHI Investments a réalisé plusieurs acquisitions importantes financées par des prêts accordés par ses actionnaires étrangers.

Indicateurs d'alerte

Analyse à réaliser

  1. Approfondir l'identification des bénéficiaires effectifs :
    • Insister sur l'obligation légale d'identifier les bénéficiaires effectifs (article 23 de la loi)
    • Demander les registres des bénéficiaires effectifs des sociétés étrangères
    • Solliciter les actes constitutifs de la fondation et du trust
    • Identifier les administrateurs/trustees des structures étrangères
  2. Analyser la provenance des fonds :
    • Demander des justificatifs de l'origine du capital social
    • Vérifier la documentation des prêts d'actionnaires (contrats, conditions)
    • Retracer l'historique des flux financiers qui ont alimenté la société
  3. Évaluer le profil de l'administrateur délégué :
    • Rechercher des informations sur l'expérience professionnelle de M. Bernard
    • Déterminer son rôle réel dans la gestion (décideur ou prête-nom)
    • Vérifier ses liens éventuels avec les structures actionnaires étrangères
  4. Examiner les acquisitions réalisées :
    • Analyser les modalités des acquisitions (valorisation, contreparties)
    • Vérifier si les entreprises acquises présentent des profils de risque particuliers
    • Évaluer si les prix payés correspondent aux valeurs de marché
  5. Consulter les bases de données et registres publics :
    • Vérifier les registres UBO belges et étrangers (lorsque disponibles)
    • Rechercher d'éventuelles informations négatives sur les entités et personnes impliquées
    • Consulter les listes de sanctions et PEPs

Conclusions

Après analyse, plusieurs alternatives se présentent :

Point d'attention : L'article 4, 27° de la loi du 18 septembre 2017 définit les bénéficiaires effectifs comme "les personnes physiques qui, en dernier ressort, possèdent ou contrôlent le client, et/ou les personnes physiques pour lesquelles une opération est exécutée ou une relation d'affaires nouée". Leur identification est une obligation légale absolue et non négociable pour un comptable. Une structure d'actionnariat délibérément complexifiée pour masquer les bénéficiaires effectifs constitue en soi un indicateur de risque majeur.

Cas 4: Transactions internationales avec des pays à risque

Secteur: Commerce international

Contexte

La société JKL Trading SPRL, cliente de votre cabinet depuis 5 ans, est spécialisée dans l'import-export de machines-outils. Jusqu'à présent, elle travaillait principalement avec des fournisseurs et clients européens et nord-américains.

Lors de votre contrôle trimestriel, vous constatez que depuis quelques mois, la société a commencé à traiter avec de nouveaux partenaires commerciaux situés dans des pays considérés comme à risque en matière de blanchiment (selon les listes GAFI et UE). Ces transactions présentent plusieurs particularités :

Le dirigeant de JKL Trading vous explique qu'il s'agit d'une opportunité de développement dans de nouveaux marchés plus rentables et que les arrangements commerciaux complexes sont dus aux "spécificités locales" de ces marchés.

Indicateurs d'alerte

Analyse à réaliser

  1. Vérifier la réalité des flux commerciaux :
    • Examiner les documents douaniers et de transport
    • Vérifier les preuves de livraison effective des marchandises
    • Contrôler la cohérence des quantités et valeurs déclarées
  2. Analyser les partenaires commerciaux :
    • Rechercher des informations sur les nouveaux fournisseurs et clients (existence légale, activité réelle)
    • Vérifier s'ils sont soumis à des sanctions ou restrictions commerciales
    • Identifier leurs bénéficiaires effectifs quand c'est possible
  3. Examiner les flux financiers :
    • Analyser le circuit complet des paiements
    • Vérifier si les bénéficiaires des paiements correspondent bien aux fournisseurs contractuels
    • Examiner la justification du fractionnement des paiements
  4. Évaluer la cohérence économique :
    • Comparer les prix pratiqués avec les prix du marché
    • Rechercher des justifications économiques aux marges exceptionnelles
    • Analyser la proportionnalité des coûts de transport et d'intermédiation
  5. Demander des explications détaillées au client :
    • Solliciter une description précise de la chaîne logistique et commerciale
    • Demander les raisons du recours à des intermédiaires
    • Questionner sur la connaissance qu'il a de ses nouveaux partenaires (due diligence)
    • Demander des explications sur les arrangements bancaires particuliers

Conclusions

L'analyse peut conduire à différentes conclusions :

Remarque importante : Le commerce international avec des pays à risque n'est pas illicite en soi, mais nécessite des mesures de vigilance renforcée. Les comptables doivent être particulièrement attentifs aux transactions qui présentent plusieurs indicateurs d'alerte simultanément, notamment quand elles impliquent des pays identifiés par le GAFI comme présentant des déficiences stratégiques en matière de lutte contre le blanchiment. L'article 38 de la loi du 18 septembre 2017 prévoit spécifiquement des mesures de vigilance renforcée pour les relations impliquant des pays à haut risque.

Conclusion générale

Ces quatre études de cas illustrent différentes typologies d'opérations atypiques que les comptables belges peuvent rencontrer dans leur pratique professionnelle. Elles mettent en évidence l'importance d'une approche méthodique dans la détection et l'analyse des opérations suspectes.

Pour chaque situation présentant des indicateurs d'alerte, le comptable doit :

  1. Documenter les éléments inhabituels ou suspects
  2. Recueillir des informations complémentaires
  3. Analyser la cohérence économique et juridique de l'opération
  4. Établir un rapport écrit d'analyse
  5. Prendre une décision motivée (classement ou déclaration à la CTIF)

Conformément à l'article 45 de la loi du 18 septembre 2017, le rapport écrit d'analyse doit être conservé pendant 10 ans, que l'opération ait fait l'objet d'une déclaration à la CTIF ou non.

Rappel important : L'obligation de déclaration à la CTIF ne repose pas sur la certitude mais sur le soupçon raisonnable. L'article 47 de la loi stipule que la déclaration doit être effectuée lorsque l'entité assujettie "sait, soupçonne ou a des motifs raisonnables de soupçonner" que des fonds sont liés au blanchiment de capitaux ou au financement du terrorisme. En cas de doute sur la nécessité d'effectuer une déclaration, il est recommandé de consulter l'AMLCO du cabinet ou, le cas échéant, de solliciter l'avis d'un expert en la matière.