Guide Pratique de la Déclaration de Soupçon à la CTIF

Pour les comptables belges conformément à la loi du 18 septembre 2017

Table des matières

1. Introduction

La déclaration de soupçon à la Cellule de Traitement des Informations Financières (CTIF) est une obligation légale essentielle pour les comptables belges dans le cadre de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (BC/FT). Ce guide pratique a pour objectif de vous accompagner dans la compréhension et la mise en œuvre efficace de cette obligation.

En tant que professionnel du chiffre, vous êtes en première ligne pour détecter des opérations potentiellement liées au blanchiment d'argent ou au financement du terrorisme. Votre rôle est crucial dans le dispositif préventif mis en place par la législation belge.

Important

La non-déclaration d'une opération suspecte peut entraîner des sanctions administratives et disciplinaires pour le professionnel et son cabinet. Il est donc essentiel de bien maîtriser la procédure de déclaration.

2. L'obligation légale de déclaration

2.2. Situations nécessitant une déclaration

Une déclaration à la CTIF doit être effectuée dans les situations suivantes :

Situations nécessitant une déclaration

  • Lorsque l'analyse d'une opération atypique confirme l'existence d'un soupçon de BC/FT
  • En cas de refus d'entrée en relation d'affaires ou d'exécution d'une opération occasionnelle pour des raisons de soupçon de BC/FT
  • En cas d'identification impossible du client, de son mandataire ou de ses bénéficiaires effectifs
  • Dans les cas spécifiques mentionnés à l'article 51 de la loi (fraude fiscale grave, organisée ou non)
  • En cas d'indices de financement du terrorisme, même en l'absence d'opération spécifique

La déclaration doit être effectuée avant l'exécution de l'opération, en indiquant le délai dans lequel celle-ci doit être exécutée. Si le report de l'opération n'est pas possible ou risquerait d'empêcher la poursuite des bénéficiaires, la déclaration peut être effectuée immédiatement après l'exécution de l'opération.

3. Les critères pour décider de déclarer

3.1. La notion de soupçon raisonnable

La notion de "soupçon raisonnable" est centrale dans le dispositif anti-blanchiment. Il ne s'agit pas d'avoir une certitude absolue quant à l'origine illicite des fonds ou au caractère criminel de l'opération, mais plutôt de disposer d'éléments objectifs suffisants qui, après analyse, permettent de considérer qu'il existe une probabilité raisonnable que l'opération soit liée au BC/FT.

Le professionnel du chiffre doit donc faire preuve de discernement et s'appuyer sur son expertise pour évaluer les situations. La déclaration de soupçon ne doit pas être systématique face à toute opération inhabituelle, mais doit résulter d'une analyse approfondie et documentée.

3.2. Les indices de BC/FT

Pour vous aider dans votre évaluation, voici les principales catégories d'indices qui peuvent révéler une opération suspecte :

Catégorie Indices
Comportement du client
  • Réticence à fournir des informations ou documents
  • Fourniture d'informations inexactes, incomplètes ou incohérentes
  • Nervosité excessive lors des demandes d'informations
  • Changements fréquents de professionnels du chiffre
  • Recours inhabituel à l'urgence pour certaines opérations
Nature des opérations
  • Opérations sans justification économique apparente
  • Opérations en inadéquation avec le profil du client
  • Transactions complexes sans raison légitime
  • Utilisation importante d'espèces
  • Montants disproportionnés par rapport à l'activité déclarée
Structure d'entreprise
  • Structures juridiques complexes sans justification
  • Bénéficiaires effectifs difficiles à identifier
  • Sociétés coquilles ou dormantes réactivées soudainement
  • Changements fréquents des statuts ou dirigeants
Facteurs géographiques
  • Transactions impliquant des pays à haut risque
  • Liens avec des paradis fiscaux sans justification économique
  • Opérations avec des pays sous embargos ou sanctions

3.3. Exemples concrets

Exemple 1 : Incohérence dans le chiffre d'affaires

Situation : Une société de commerce de détail déclare un chiffre d'affaires stable d'environ 200.000 € annuels. Soudainement, sans changement d'activité ni développement commercial, son chiffre d'affaires triple en l'espace de trois mois. Le gérant justifie cette hausse par "une bonne conjoncture" mais ne peut fournir de documents probants (nouvelles factures, contrats, etc.).

Analyse : L'augmentation brutale et significative du chiffre d'affaires sans explication économique satisfaisante constitue un indice sérieux. En l'absence de justificatifs crédibles, cette situation pourrait indiquer un mélange de revenus licites avec des fonds d'origine illicite.

Décision : Cette situation justifie une déclaration à la CTIF après analyse approfondie.

Exemple 2 : Structure complexe injustifiée

Situation : Un nouveau client, propriétaire d'un petit commerce local, souhaite structurer son activité à travers un montage impliquant trois sociétés belges et une holding dans un pays à fiscalité privilégiée. La structure proposée est manifestement disproportionnée par rapport au volume d'activité réel.

Analyse : La complexité de la structure n'est pas justifiée par les besoins économiques ou commerciaux du client. Cette disproportion pourrait indiquer une volonté de dissimuler l'origine des fonds ou les bénéficiaires effectifs.

Décision : Cette situation justifie une déclaration à la CTIF après analyse approfondie.

Exemple 3 : Transactions en espèces importantes

Situation : Une société de conseil informatique, dont les clients sont principalement des grandes entreprises, présente régulièrement des dépôts en espèces importants (plus de 10.000 € par mois) sur son compte professionnel. Le gérant explique que certains clients préfèrent payer en espèces, mais ne peut fournir de factures correspondantes.

Analyse : Dans ce secteur d'activité, les paiements en espèces sont inhabituels, surtout pour des montants élevés. L'absence de justificatifs pour ces versements constitue un indice sérieux.

Décision : Cette situation justifie une déclaration à la CTIF après analyse approfondie.

4. Le contenu d'une déclaration de soupçon

4.1. Les informations requises

Une déclaration de soupçon à la CTIF doit contenir des informations précises et complètes. Voici les éléments essentiels à inclure :

Informations à inclure dans la déclaration

  • Identification du déclarant : coordonnées complètes du professionnel et du cabinet
  • Identification du client : personne physique ou morale concernée par la déclaration
  • Identification des autres personnes impliquées : mandataires, bénéficiaires effectifs, etc.
  • Description des faits : nature et contexte des opérations suspectes
  • Chronologie précise : dates des opérations ou événements suspects
  • Montants concernés : détail des sommes impliquées
  • Motifs du soupçon : indices qui ont conduit à la déclaration
  • Analyse effectuée : démarches entreprises pour vérifier les soupçons
  • Urgence éventuelle : délai d'exécution de l'opération si celle-ci n'a pas encore été réalisée

La qualité et la précision de ces informations sont essentielles pour permettre à la CTIF d'effectuer une analyse efficace. Une déclaration trop vague ou incomplète pourrait ne pas être exploitable.

4.2. Les documents à joindre

Pour étayer votre déclaration, il est recommandé de joindre tous les documents pertinents dont vous disposez :

  • Extraits de compte ou relevés bancaires
  • Factures ou contrats suspects
  • Documents d'identification (copies de pièces d'identité, statuts, etc.)
  • Correspondances avec le client concernant les opérations suspectes
  • Rapport d'analyse interne de l'opération atypique
  • Tout autre document pouvant éclairer la CTIF sur la nature des soupçons

Attention

Les documents doivent être téléchargés au format électronique via l'application sécurisée de la CTIF. Veillez à ce que les fichiers soient clairement identifiés et de taille raisonnable pour faciliter leur traitement.

5. Procédure de déclaration en ligne

5.1. Préparation

Avant d'entamer la procédure de déclaration en ligne, assurez-vous de :

  • Disposer d'un certificat électronique valide (eID, itsme, etc.)
  • Avoir préparé toutes les informations nécessaires mentionnées précédemment
  • Avoir numérisé les documents pertinents à joindre à la déclaration
  • Disposer du temps nécessaire pour compléter la déclaration en une seule session

Il est recommandé de préparer un document de travail regroupant toutes les informations à saisir avant de commencer la procédure en ligne.

5.2. Étapes de la déclaration

La déclaration s'effectue exclusivement via le site sécurisé de la CTIF. Voici les étapes à suivre :

1

Connexion au site de la CTIF

Rendez-vous sur le site officiel de la CTIF à l'adresse www.ctif-cfi.be et cliquez sur "Déclarations en ligne" dans le menu principal.

2

Authentification

Authentifiez-vous à l'aide de votre certificat électronique (carte eID, itsme, certificat commercial).

3

Identification du déclarant

Complétez les informations relatives à votre identité et à votre cabinet.

4

Identification du client

Saisissez les informations d'identification du client concerné (personne physique ou morale) et des autres personnes impliquées.

5

Description des faits et motifs du soupçon

Détaillez les opérations suspectes, leur chronologie et les indices qui ont éveillé vos soupçons. Cette partie est cruciale et doit être particulièrement soignée.

6

Téléchargement des documents

Joignez les documents pertinents pour étayer votre déclaration (formats PDF, JPEG, etc.).

7

Vérification et validation

Vérifiez l'ensemble des informations saisies avant de valider définitivement votre déclaration.

8

Confirmation et accusé de réception

Après validation, vous recevrez un accusé de réception électronique avec un numéro de référence. Conservez précieusement ce document.

Important

Une fois la déclaration envoyée, la CTIF peut vous contacter pour obtenir des informations complémentaires. Vous devez répondre à ces demandes dans les délais impartis.

Processus de déclaration à la CTIF

Détection d'une opération atypique
Analyse approfondie de l'opération
Soupçon confirmé ?
Non
Oui
Classement avec documentation
Préparation de la déclaration
Soumission sur le site de la CTIF
Suivi et réponse aux demandes

6. Conseils pour la collecte d'informations

La qualité de votre déclaration dépend de la qualité des informations recueillies. Voici quelques conseils pratiques pour optimiser votre collecte d'informations :

Soyez méthodique

Organisez vos recherches de manière structurée en définissant clairement les informations à recueillir et les sources à consulter.

Documentez chaque étape

Gardez une trace écrite de toutes vos démarches, des documents consultés et des informations obtenues.

Consultez des sources fiables

Utilisez des sources d'information officielles (Moniteur belge, Banque Carrefour des Entreprises, registre UBO, etc.).

Établissez une chronologie

Reconstituez la chronologie précise des événements et des opérations pour mieux comprendre leur enchaînement.

Faites des recoupements

Croisez les informations provenant de différentes sources pour détecter d'éventuelles incohérences.

Restez objectif

Basez votre analyse sur des faits objectifs et documentés, évitez les suppositions non vérifiées.

Check-list pour la collecte d'informations

  • Extraits complets des comptes bancaires concernés
  • Historique complet des opérations du client sur la période concernée
  • Documents justificatifs fournis par le client (contrats, factures, etc.)
  • Correspondances avec le client relatives aux opérations suspectes
  • Informations publiques sur le client (médias, registres officiels)
  • Organigramme de la structure du client (en cas de structure complexe)
  • Antécédents de la relation d'affaires

7. Règles de confidentialité

L'article 55 de la loi du 18 septembre 2017 impose une stricte confidentialité concernant les déclarations de soupçon. Cette obligation, également appelée "interdiction de divulgation" (tipping-off), est fondamentale pour l'efficacité du dispositif.

Interdiction de divulgation

Il est formellement interdit d'informer le client ou des tiers qu'une déclaration de soupçon a été transmise à la CTIF ou qu'une analyse pour blanchiment de capitaux ou financement du terrorisme est en cours.

Cette interdiction concerne :

La violation de cette interdiction est passible de sanctions administratives et pénales.

Exceptions à l'interdiction de divulgation

L'article 56 de la loi prévoit néanmoins quelques exceptions limitées à cette interdiction :

Ces exceptions sont strictement encadrées et doivent être interprétées de manière restrictive.

8. Protection légale du déclarant

La loi prévoit des mécanismes de protection pour les professionnels qui effectuent des déclarations de soupçon de bonne foi.

Immunité juridique

Selon l'article 57 de la loi du 18 septembre 2017, la divulgation d'informations à la CTIF de bonne foi ne constitue pas une violation d'une quelconque restriction à la divulgation d'informations imposée par un contrat ou par une disposition législative, réglementaire ou administrative.

Cette divulgation n'entraîne aucune responsabilité d'aucune sorte pour l'entité assujettie, ses dirigeants, ses employés ou ses représentants.

Protection contre les menaces et actes hostiles

L'article 59 de la loi prévoit également une protection des personnes qui ont signalé un soupçon de BC/FT contre toute menace, acte hostile ou mesure préjudiciable ou discriminatoire en matière d'emploi.

Anonymat du déclarant

L'identité des membres du personnel de l'entité assujettie qui ont procédé à une déclaration à la CTIF est protégée. La CTIF ne divulgue pas cette identité aux autorités judiciaires ni aux tiers.

Condition essentielle

La protection n'est accordée que si la déclaration a été faite "de bonne foi", c'est-à-dire sans intention malveillante et avec des motifs raisonnables de soupçonner un lien avec le BC/FT.

9. Suivi après la déclaration

Une fois la déclaration transmise à la CTIF, plusieurs scénarios sont possibles :

Demande d'informations complémentaires

La CTIF peut vous contacter pour obtenir des précisions ou des documents supplémentaires. Vous devez répondre à ces demandes dans les meilleurs délais.

Opposition à l'exécution d'une opération

Dans certains cas, la CTIF peut s'opposer à l'exécution d'une opération pour une durée maximale de 5 jours ouvrables, afin de permettre aux autorités judiciaires de prendre des mesures conservatoires.

Classement sans suite

Si après analyse, la CTIF estime que les informations ne sont pas suffisamment pertinentes, le dossier peut être classé sans suite. Vous n'êtes pas informé de ce classement.

Transmission au parquet

Si les analyses révèlent des indices sérieux de BC/FT, la CTIF transmet le dossier au procureur du Roi ou au procureur fédéral. Vous n'êtes généralement pas informé de cette transmission.

Communication avec la CTIF

Toute communication ultérieure avec la CTIF concernant une déclaration doit mentionner la référence du dossier qui vous a été communiquée lors de l'accusé de réception.

Il est important de noter que la CTIF ne vous informera pas systématiquement des suites données à votre déclaration, en raison des règles de confidentialité qui encadrent ses travaux.

Conservation des documents

Vous devez conserver une copie de votre déclaration et des documents y afférents pendant 10 ans à compter de la fin de la relation d'affaires avec le client concerné ou de l'opération occasionnelle.

10. Obligations post-déclaration envers le client

Après avoir effectué une déclaration de soupçon à la CTIF, vous devez déterminer l'attitude à adopter envers le client concerné, tout en respectant l'interdiction de divulgation.

Réévaluation du risque client

L'article 46 de la loi du 18 septembre 2017 impose une réévaluation individuelle des risques de BC/FT liés au client ayant fait l'objet d'une déclaration de soupçon. Cette réévaluation doit tenir compte de la circonstance qui a motivé la déclaration.

Décision concernant la relation d'affaires

Sur la base de cette réévaluation, vous devez décider :

Attention

La décision de mettre fin à la relation d'affaires doit être prise avec précaution pour ne pas alerter le client sur l'existence d'une déclaration de soupçon.

Vigilance renforcée

Si vous décidez de maintenir la relation d'affaires, vous devez exercer une vigilance renforcée, qui peut inclure :

Approche pratique

Dans la pratique, il est recommandé d'adopter une attitude professionnelle et neutre envers le client, sans changement brutal de comportement qui pourrait éveiller ses soupçons. Si le client s'interroge sur des demandes d'informations supplémentaires, vous pouvez les justifier par des obligations générales de conformité ou des mises à jour périodiques de vos dossiers.

11. Conclusion

La déclaration de soupçon constitue une obligation légale fondamentale pour les comptables belges dans le cadre du dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

En tant que professionnel du chiffre, vous jouez un rôle de sentinelle dans ce dispositif, et votre vigilance est essentielle pour protéger l'intégrité du système financier.

La clé d'une déclaration efficace réside dans :

N'oubliez pas que cette obligation s'accompagne d'une protection légale pour les déclarations effectuées de bonne foi, et que son respect rigoureux est la meilleure garantie contre d'éventuelles sanctions administratives ou disciplinaires.

Point clé à retenir

La déclaration de soupçon n'est pas une accusation envers votre client, mais une contribution essentielle à un système collectif de protection contre les flux financiers illicites, dans l'intérêt général de la société et de l'économie.