Guide pratique pour les comptables belges
Le fractionnement, parfois appelé "schtroumpfage" ou "smurfing" en anglais, est une technique utilisée pour contourner les limitations légales sur les paiements en espèces. Cette pratique consiste à diviser une transaction importante en plusieurs petites transactions dont les montants se situent en dessous des seuils réglementaires.
Selon les articles 66 et 67 de la loi du 18 septembre 2017, les paiements et dons en espèces sont limités à 3.000 euros maximum. Cette restriction s'applique aux paiements effectués ou reçus par un professionnel, quelle que soit la nature de la transaction.
De plus, la loi précise que cette limite s'applique au montant global d'une opération ou d'une série d'opérations qui semblent liées entre elles.
Un client souhaite acheter du matériel professionnel d'une valeur de 8.000 euros et propose de payer en 3 fois en espèces :
Bien que chaque paiement individuel soit inférieur à la limite légale de 3.000 euros, l'ensemble constitue un fractionnement illégal car les paiements sont liés à une même opération commerciale.
La répétition de paiements en espèces dont les montants se situent juste en dessous de la limite légale de 3.000 euros constitue un signal d'alerte majeur.
Indicateur d'alerte : Plusieurs paiements en espèces d'un montant compris entre 2.500 et 2.999 euros en provenance d'un même client.
Des paiements en espèces effectués à intervalles rapprochés (quelques jours ou semaines) par un même client ou des personnes liées peuvent indiquer une tentative de fractionnement.
Indicateur d'alerte : Succession de paiements en espèces sur une période courte sans justification économique claire.
Des paiements multiples liés à une même transaction commerciale, un même contrat ou une même prestation de services constituent un indice fort de fractionnement.
Indicateur d'alerte : Plusieurs paiements en espèces pour une même facture, un même bien ou service, ou dans le cadre d'un même contrat.
L'absence de raison commerciale ou logistique valable pour effectuer plusieurs paiements distincts plutôt qu'un paiement unique est un signal d'alerte important.
Indicateur d'alerte : Division artificielle d'une prestation ou d'une vente en plusieurs factures sans justification commerciale.
La notion de "lien" entre les paiements est interprétée largement par les autorités. Ce lien peut être établi même lorsque les paiements concernent des biens ou services différents s'ils font partie d'une même relation commerciale continue.
Certains secteurs d'activité sont particulièrement exposés aux risques de fractionnement des paiements en espèces en raison de leurs spécificités opérationnelles.
Secteur | Typologies de fractionnement fréquentes | Niveau de risque |
---|---|---|
Commerce de détail |
- Division artificielle des achats importants - Multiplication des factures pour un même client |
Élevé |
Secteur automobile |
- Paiements partiels en espèces pour l'achat de véhicules - Fractionnement entre prix du véhicule et options |
Très élevé |
Horeca (hôtels, restaurants, cafés) |
- Division d'événements importants en plusieurs factures - Paiements échelonnés pour des services de catering |
Élevé |
Travaux de construction/rénovation |
- Division des travaux en multiples phases facturées séparément - Paiements en espèces pour les "extras" ou "suppléments" |
Très élevé |
Commerce de bijoux et objets de luxe |
- Achats multiples espacés dans le temps - Répartition des paiements entre plusieurs personnes liées |
Très élevé |
Un entrepreneur de construction propose à son client de diviser un chantier de rénovation d'un montant total de 15.000 euros en 5 factures distinctes de 3.000 euros chacune, correspondant artificiellement à différentes "phases" des travaux. Le client paie chaque facture en espèces.
Indicateurs de fractionnement : Division artificielle d'une prestation unique, proximité temporelle des paiements, montants systématiquement au niveau du seuil légal, absence de justification économique pour la division des travaux.
En tant que professionnel du chiffre, le comptable a des obligations spécifiques face aux situations potentielles de fractionnement des paiements en espèces :
Le comptable doit être attentif aux signes de fractionnement lors de l'examen des pièces comptables et des mouvements financiers de ses clients.
Le comptable doit informer ses clients des limitations légales en matière de paiements en espèces et des risques associés au non-respect de ces limitations.
Le comptable ne peut en aucun cas conseiller ou aider son client à mettre en place un système de fractionnement des paiements visant à contourner la loi.
En cas de soupçon fondé de fractionnement intentionnel, le comptable doit effectuer une déclaration de soupçon à la CTIF (Cellule de Traitement des Informations Financières).
Le comptable qui participe sciemment à un système de fractionnement des paiements s'expose à des sanctions pénales pouvant aller jusqu'à 1.800.000 euros d'amende, ainsi qu'à des sanctions disciplinaires de la part de l'ITAA pouvant mener à la radiation.
Face à une suspicion de fractionnement, le comptable peut mettre en œuvre plusieurs techniques d'investigation pour confirmer ou infirmer ses soupçons :
Exemple de tableau d'analyse à établir :
Date | Montant en espèces | Facture(s) concernée(s) | Objet | Payeur | Observations |
---|---|---|---|---|---|
05/01/2024 | 2.800 € | F-2024-023 | Mobilier bureau type A | M. Dupont | - |
07/01/2024 | 2.900 € | F-2024-025 | Mobilier bureau type B | M. Dupont | Même client, opération similaire |
12/01/2024 | 2.700 € | F-2024-031 | Installation mobilier | Mme Dupont | Même adresse que M. Dupont |
Conclusion : Forte suspicion de fractionnement d'une opération d'aménagement de bureau complète d'un montant total de 8.400 €.
En cas de suspicion de fractionnement, il est essentiel de constituer un dossier documentaire solide qui pourra étayer l'analyse et, le cas échéant, servir de base à une déclaration de soupçon :
Distinguer un fractionnement intentionnel d'une simple coïncidence ou d'une pratique commerciale légitime est crucial pour déterminer les actions à entreprendre :
Critères d'analyse | Indicateurs d'intentionnalité | Possibles explications légitimes |
---|---|---|
Fréquence des paiements fractionnés | Pattern répétitif sur plusieurs transactions | Incident isolé ou pratique exceptionnelle |
Connaissance de la réglementation | Client informé des limitations légales | Méconnaissance avérée des restrictions |
Montants des paiements | Systématiquement juste en-dessous du seuil | Montants variables sans lien apparent avec le seuil |
Communication avec le client | Demandes explicites de fractionnement | Absence de mention des modalités de paiement |
Justification économique | Absence totale de justification commerciale | Raison commerciale ou logistique valable |
Réaction à l'information | Insistance après information sur les restrictions | Modification du comportement après information |
Pour établir l'intentionnalité, la combinaison de plusieurs indicateurs est généralement nécessaire. L'accumulation d'indices concordants renforce la probabilité d'un contournement délibéré des limitations légales.
Face à la détection d'un potentiel fractionnement de paiements en espèces, le comptable doit adopter une démarche structurée :
Si le fractionnement semble résulter d'une méconnaissance, informer le client des limitations légales et de ses obligations. Documenter cette démarche d'information par écrit.
En cas de paiements manifestement fractionnés, refuser de comptabiliser les opérations sous leur forme actuelle et proposer des alternatives conformes à la législation (paiements électroniques, par exemple).
Signaler la situation à l'Anti-Money Laundering Compliance Officer (AMLCO) du cabinet pour analyse approfondie et décision collégiale.
Si l'analyse confirme une suspicion de fractionnement intentionnel, procéder à une déclaration de soupçon à la CTIF, conformément aux articles 47 à 54 de la loi du 18 septembre 2017.
Après la détection d'un fractionnement, réévaluer le profil de risque du client et envisager, selon la gravité, le maintien ou non de la relation d'affaires.
Un comptable constate que son client, gérant d'un magasin d'électronique, a effectué trois paiements en espèces de 2.800 euros chacun sur une semaine pour l'achat d'un stock unique de marchandises d'une valeur totale de 8.400 euros.
Il est recommandé d'inclure dans vos conditions générales de prestation et dans vos premières communications avec les clients une information claire sur les limitations de paiements en espèces. Cette démarche préventive facilite la gestion des situations problématiques et atteste de votre diligence professionnelle.
Utilisez cette check-list pour évaluer rapidement une potentielle situation de fractionnement de paiements en espèces :
Interprétation :
La détection des opérations fractionnées en espèces représente un enjeu important pour les comptables belges dans le cadre de leurs obligations anti-blanchiment. Une approche méthodique, combinant vigilance, documentation rigoureuse et analyse objective, permet d'identifier efficacement les tentatives de contournement des limitations légales.
Face à ces situations, le comptable doit trouver un équilibre entre son devoir de conseil auprès du client et ses obligations légales de vigilance et de déclaration. La prévention, par l'information claire des clients sur les restrictions applicables, constitue la première ligne de défense contre ces pratiques.
En cas de doute sur la conduite à tenir face à une situation complexe, n'hésitez pas à consulter l'AMLCO de votre cabinet, ou à solliciter l'avis de l'ITAA ou de la CTIF.